Modèle de développement: Les propositions inédites de Tarik El Malki

ENTRETIEN. Dans le cadre du débat national sur la nécessité pour le Maroc, de changer de modèle de développement, Médias24 a interviewé Tarik El Malki, en sa qualité de membre du comité scientifique du centre marocain de conjoncture (CMC).
Source : Médias 24
Posté Le : Mardi 13 février 2018

Médias24: Quelle est votre lecture du modèle de croissance actuel?

Tarik EL Malki: De manière générale, le modèle de croissance marocain, qui est une composante essentielle du modèle de développement dans sa globalité, est appelé à être revu tant au niveau de ses choix stratégiques que de son architecture.

En effet, le modèle de croissance qui a prévalu jusqu’à ces dernières années, montre de sérieux signes d’essoufflement depuis 5 ans. Il a certes permis dans la décennie 2000 à l’économie marocaine de se moderniser de manière substantielle et gagner quelques points de croissance (5% en moyenne sur la décennie) en comparaison avec la décennie 1990, mais il s’est heurté à des faiblesses structurelles qui sont autant de facteurs de risque si on n’y prend pas garde.

L’étude des principaux agrégats macroéconomiques en la matière le montre fort bien, à savoir une décélération substantielle du rythme de croissance, des équilibres macroéconomiques mis à mal (augmentation des déficits), un endettement qui prend des proportions dangereuses, une augmentation massive du chômage des jeunes notamment, avec tous les risques que cela implique.

- Quel est votre diagnostic de la situation actuelle?

Tout d’abord, nous constatons que l’essoufflement de ce modèle de croissance est principalement dû à sa nature même, à savoir le fait qu’il soit orienté vers le marché intérieur, avec la demande des ménages comme vecteur de croissance qui s’essouffle progressivement.

En effet, la consommation des ménages qui a fortement augmenté durant la décennie 2000, à la faveur de l’augmentation des revenus, a tendance à stagner depuis quelques années, en raison du recul du pouvoir d’achat des ménages, dûe elle-même à la stagnation des salaires.

De plus, ce modèle de croissance a été la principale raison expliquant l’augmentation structurelle du déficit du compte courant de la balance des paiements à cause de l’augmentation du volume des importations (facture énergétique, biens d’équipements et de consommation).

>Le rôle de L’Etat est à questionner dans la mesure où il n’a pas joué son rôle de manière efficace, notamment au niveau des éléments suivants:

-Le rôle de régulateur: le climat d’investissement reste médiocre malgré les avancées sur certains points.

-Le rôle de stratège: on constate une insuffisance en termes de vision stratégique à long terme et de planification

-Le rôle de protecteur: on déplore également la faiblesse des filets sociaux et des mécanismes de protection sociale pour les populations les plus vulnérables et les plus démunies, malgré quelques initiatives ici et là.

 

>La nature du régime de change contribue à détériorer la compétitivité du Maroc et à freiner sa capacité à diversifier la gamme de produits exportés par le pays, tout en encourageant les importations. A son tour, cette hausse des importations contribue non seulement à accroître le déficit du compte courant de la balance des paiements mais également à favoriser la désindustrialisation du pays.

>La culture d’affaires, entrepreneuriale, reste faible, en l’absence d’un tissu industriel véritablement moderne et structuré. De nombreuses situations d’abus de position de position dominante persistent qui favorisent la culture de la rente et du clientélisme.

>Le secteur éducatif reste sclérosé, prisonnier des idéologies, peu innovant et peu enclin à favoriser le développement d’une culture entrepreneuriale basée sur l’innovation et la créativité.

-Quelles sont donc vos recommandations?

-Adopter une nouvelle stratégie de croissance qui soit intégrée et ambitieuse pour promouvoir la croissance et l’emploi, le Maroc pourrait encore mieux tirer parti du nouvel environnement international. Les grands objectifs de cette stratégie sont les suivants:

-Favoriser un regain de compétitivité à court terme, en adoptant un certain nombre de mesures visant à réduire les coûts de production dans les secteurs à forte intensité en main d’œuvre et à poursuivre les efforts d’amélioration de cette dernière.

-Promouvoir l’activité privée dans les secteurs de production qui permettront au pays d’accélérer sa modernisation économique et d’entrer en concurrence sur les marchés internationaux des biens et services à forte intensité technologique et en main d’œuvre qualifiée.

-Repenser le rôle que doit jouer l’Etat pour faciliter cette transition, notamment en matière d’incitations aux agents privés à investir, sous forme de services publics qui permettraient d’accroître la productivité des facteurs de production privés dans les secteurs d’activités stratégiques, et en termes d’appui à une stratégie d’intégration régionale.

-Vous appelez à promouvoir les secteurs dynamiques. Lesquels et quels sont vos critères pour les définir?

-Dans le prolongement du PAI, je considère qu’il faudrait développer de nouveaux secteurs d’activité à fort potentiel pour notre économie. J’en citerai notamment deux à titre d’exemple uniquement:

>L’économie numérique tout d’abord. En effet, ce secteur, malgré les atouts qu’il présente, souffre de plusieurs maux importants, à savoir une insuffisance de l’infrastructure numérique et faible informatisation des PME et TPE; un Très faible pourcentage d’entreprises de la nouvelle économie dans les secteurs de l’industrie et des services ; une Faiblesse de la recherche et développement; une faiblesse du développement du capital humain employable dans l’économie numérique. Tout cela confère au Maroc une faible position dans le classement international sur la société de l’information.

 

Aussi, la mise en place d'une nouvelle stratégie numérique qui aurait pour ambition de porter la contribution de ce secteur à 3% du PIB, est souhaitable. Celle-ci, tout en capitalisant sur les acquis, serait structurée autour de plusieurs éléments: L'élargissement de l'assiette foncière dédiée, la création de mécanismes de financement dédiés (fonds de capital risque en PPP), l'adaptation du cadre juridique et règlementaire, l'augmentation des dépenses en R&D afin de favoriser l'innovation dans le secteur, l'intégration de ce secteur dans la cartographie des besoins en termes de formation.

>Ensuite, le secteur des énergies renouvelables recèle d'importants gisements d'opportunité.

Le Maroc possède d’importantes ressources éoliennes et solaires dont une véritable politique de valorisation pourrait offrir d’importantes opportunités de croissance et de création d’emplois. Selon plusieurs sources, les secteurs industriels de l’éolien, du photovoltaïque et du thermo-solaire concentré pourraient représenter jusqu’à 5% du PIB en 2030 si le pays investissait suffisamment dans la production d’électricité d’origine renouvelable.

En outre, en diversifiant ses sources d’approvisionnement, le Maroc pourrait réduire de moitié sa dépendance par rapport aux importations d’origine fossile. Ce qui aurait pour effet de baisser considérablement la facture énergétique du pays.

Le  Maroc pourrait, dans un premier temps, se concentrer sur la fabrication de composants relativement simples et multi-usagers, tels que par exemple, les câbles électriques pour les éoliennes ou les structures de support pour les panneaux photovoltaïques, tout en s’orientant progressivement vers la fabrication de composants de plus en plus complexes. Aussi, si une part importante de ces composants est fabriquée localement, ce sont des dizaines de milliers d’emplois, directs et indirects, qui pourraient ainsi être créés.

Dans le même temps, l’offre de travail qualifié doit augmenter, tant en quantité qu’en qualité. A terme, le succès des réformes du système éducatif conditionnera donc en partie le succès du secteur des énergies renouvelables.

Il convient également de maintenir voire d’accélérer la cadence du PAI en lui donnant notamment, une dimension régionale à travers notamment la création de zones franches dont l’objectif est d’arrimer le développer régional à des secteurs d’activité où elles ont des avantages compétitifs différenciés. Le coup d’envoi donné récemment à Agadir de cette approche va dans le bon sens.

-Comment résorber le secteur informel, malgré son caractère systémique (importation, fabrication et distribution informelles)?

-La lutte contre le secteur informel, qui gruge la compétitivité coût de nos entreprises, n’est pas une mince affaire et ne règle pas uniquement à coups de mesures techniques. Il faut être prudent dans la gestion de cette problématique car elle a une forte connotation sociale. En effet, le secteur informel fait vivre des centaines de milliers de familles marocaines.

 

Aussi, il convient de trouver un substitut durable et pérenne à ces familles de manière à ce qu’elles ne deviennent pas les laissez pour compte de l’émergence avec tous les risques que cela comporte en matière de cohésion sociale notamment. Aussi, l’écoute, la concertation, le dialogue, la recherche du consensus doivent prévaloir sur la logique techno-comptable si caractéristique de nos gouvernants.

>Sur le plan des mesures, en toute humilité, je proposerai a titre d’exemple, l’élaboration en concertation avec l’ensemble des acteurs une stratégie globale de lutte contre le secteur informel sur la base d’une identification et de la hiérarchisation des activités informelles ayant les conséquences les plus négatives pour le pays; ou bien l'intégration des mesures spécifiques dans la future Charte de l’investissement.

L’amnistie fiscale pour le passage de l’informel vers le formel est également une mesure destinée à améliorer la confiance des acteurs du secteur informel. La mise en place, à l'instar de ce qui a commencé à se faire dans le secteur de l'automobile, de labels et de normes de qualité strictes est également de nature à structurer le secteur.

>Sur le plan social, il convient de mettre en place des mesures sociales spécifiques pour les micros, très petits et petits entrepreneurs: offre de logement social, système de retraite et couverture médicale.

>Enfin, de manière plus générale, la mise en en place d'un plan de sensibilisation et de formation à travers différents canaux incluant les régions, les collectivités territoriales, les ministères de l’intérieur, du commerce et de l’industrie, le ministère de l’agriculture, les associations de micro-crédit.

- Concernant l'accès au financement, estimez-vous que les aides prévues dans le cadre du PAI sont insuffisantes ou mal ciblées?

-Le PAI a prévu un budget de 20 milliards de dirhams sur la période de mise en œuvre du Plan. Mais à ce stade, à ma connaissance, aucune évaluation d’impact n’a été effectuée quant à l’affectation de ce budget (qui en a bénéficié réellement ?) et son impact sur l’amélioration de la performance des entreprises. Je considère qu’en ce qui concerne le volet financement, les PME sont les parents pauvres des politiques de financement mises en place par les pouvoirs publics depuis des décennies, tant au niveau de ‘l’accès que du coût.

Il n’y a qu’à se référer aux statistiques relatives aux défaillances des PME. Ce qui gruge substantiellement leur compétitivité à l’international notamment. Aussi, il convient d’innover en la matière et de multiplier la création d’outils de financement novateurs essentiellement tournés vers les besoins des PME qui sont très spécifiques.

>A titre d’exemple, je préconise la création d’une banque publique d’investissement (BPI) , sur la base de l’expérience allemande et française. Celle-ci aurait une présence régionale et serait le fruit d’une gestion multipartite entre l’Etat, le secteur privé et les collectivités territoriales. Le modus operandi serait un mixte entre prise de participation dans le capital de l’entreprise et prêts à taux bonifiés.

 

>Je préconise également l’unification des fonds de développements et d’investissement industriels en un seul fonds et la dotation de ce fonds d’un budget annuel de 7 milliards de DHS/an destinés à soutenir les industries émergentes (métiers mondiaux du Maroc notamment) et de 5Mds de DH par an dédiés à l’Intégration du Royaume à l’international et a l’amplification de l’expansion africaine à travers un accompagnement de ces entreprises à la conquête de marchés étrangers.

>On peut citer d'autres mesures telles que l'amélioration de la liquidité du marché en facilitant l’accès à la Bourse pour les PME ; l'intensification du développement des sources alternatives de financement à travers la mise en place d’un cadre réglementaire adapté (crowd-funding par exemple).

>Je pense au final que le volet du financement doit faire partie intégrante d'un vaste Pacte de Compétitivité pour les PME dont l'objectif serait de mettre en place de nouveaux programmes destinés à favoriser l’entrepreneuriat et la compétitivité des PME avec l’objectif de favoriser l’émergence d’une nouvelle génération de PME à fort impact.

-Vous citez à raison la nécessaire coordination sectorielle et la cohérence transversale: Proposez-vous des outils concrets pour y arriver?

-Je pense que, de manière générale, le rôle de l’Etat doit évoluer vers un rôle de stratège à travers ce que j’appellerai un « interventionnisme intelligent ». Dans une économie mondialisée en mutation rapide, le rôle de l’Etat doit être de favoriser l’extension des marchés et de soutenir la capacité de l’économie mondiale à affronter la concurrence Aussi, l’Etat doit agir dans au moins trois directions :

>Améliorer l’efficacité de l’administration publique: A ce titre, il est préconisé de créer une structure de pilotage, dépendant des plus hautes autorités gouvernementales, afin, comme indiqué ci-dessus, de mettre en cohérence les différentes stratégies sectorielles existant, en termes d’horizon temporel, de moyens alloués, de coordination et de suivi dans la mise en œuvre. L’objectif de cette structure transversale serait de travailler en partenariat avec l’ensemble des départements productifs concernés pour améliorer l’efficacité en termes de résultats escomptés de ces stratégies.

>Mieux cibler les dépenses publiques d’investissement:

L’enjeu est d’une part de garantir, tous les ans, un pourcentage significatif du budget de l’Etat qui doit être alloué aux dépenses d’investissement. D’autre part, il s’agit de réallouer ces dépenses entre l’infrastructure de base (routes, énergie, systèmes de télécommunications de base, eau …) et l’infrastructure avancée (technologies d’information et de communication).

Il s’agit également, à travers des fonds d’investissement dédiés, de favoriser le développement de certains secteurs spécifiques à forte valeur ajoutée et à haut potentiel de développement tels que les énergies renouvelables, les nanotechnologies, les biotechnologies, etc.

Tout ceci aura pour effet de favoriser la reconstruction de nos structures de production et de favoriser la mutation de notre économie des activités intensives en main d’œuvre non qualifiée, basées sur l’imitation de produits étrangers, vers des activités intensives en main d’œuvre qualifiée, basées sur l’innovation nationale.

>Se doter d’une véritable politique de l’innovation:

Force est de constater que malgré l’existence d’une politique de l’innovation au Maroc, les résultats restent largement en deçà des besoins du pays en matière de compétitivité internationale.

Cette politique comporte des mesures visant à aider les différences phases du processus et les différents acteurs concernés (entreprises, chercheurs, etc.), suivant des mesures éprouvées au niveau international (appui au démarrage d’entreprises innovantes, à la constitution de pôles éco-industriels et aux collaborations recherche-industrie sur des projets de R&D).

Toutefois, cette politique reste embryonnaire, et les moyens engagés restent relativement modestes par rapport aux enjeux. En effet, malgré certains progrès réalisés, l’effort de R&D, mesuré en proportion du PIB, demeure modeste (0.7% en moyenne au cours des dernières années).

En outre, la grande majorité des brevets d’invention déposés auprès de l’OMPIC provient de non-résidents. Cela soulève la question du dynamisme des activités de R&D par les nationaux. Dans le même temps, le cadre réglementaire pour l’incitation à la recherche et à l’innovation, notamment concernant l’établissement d’un statut de chercheur, et l’encouragement de la recherche dans les entreprises, reste insuffisant, tout comme le cadre d’examen des demandes de brevets.

>Parmi les propositions pour améliorer la qualité de la recherche, il faudrait en premier augmenter la part de la R&D dans le PIB pour la porter à 2% à l’horizon 2025. Il faut également renforcer les liens entre les universités marocaines et leurs homologues étrangères ; favoriser la création de clusters innovants sur le modèle des «cités de l’innovation» ; et mettre en place des incitatifs fiscaux notamment pour encourager la recherche dans l’entreprises (crédits impôts recherche).