Entretien avec Tarik El Malki, économiste, enseignant-chercheur au Groupe ISCAE, membre du Centre marocain de conjoncture (CMC).
Entretien avec Tarik El Malki, économiste, enseignant-chercheur au Groupe ISCAE, membre du Centre marocain de conjoncture (CMC).

Nouveau modèle de développement : Comment porter la croissance à 6%

2019 devrait être caractérisée par la poursuite de l’atonie du rythme de croissance. «Loi Croissance», choc de simplification, réforme fiscale, ajustement des politiques sectorielles, création d'une banque publique d'investissement, ... : Tarik El Malki livre dans cet entretien une analyse détaillée du nouveau modèle de développement qui permettrait au Maro...
Source : Finance News
Posté Le : Mardi 15 Janvier 2019

Finances News Hebdo : La croissance économique connaitrait un ralentissement en 2018 à 3,3% après 4,1% en 2017. Selon BAM, la croissance nationale reviendrait à 3,1% en 2019, soit un peu moins que le taux de croissance de 2018 (3,3%). Quel est votre jugement sur la dynamique économique de ces deux années 2018 et 2019 ?

Tarik El Malki : En effet, vous avez raison de souligner le caractère atone du profil de croissance pour l’année 2018. Concernant les orientations des principaux indicateurs de l’économie nationale, les prévisions retenues s’inscrivent dans le cadre d’un scénario moyen qui n’augure pas de la reprise d’un cycle ascendant en termes de croissance. Aussi, selon les prévisions du Centre marocain de conjoncture (CMC), le PIB afficherait au terme de l’année 2018 un taux d’accroissement d’environ 3,3%, ce qui marque une décélération par rapport à la progression de 4,1% de 2017. Au final, on peut dire que l’année 2018 se caractérise par une performance contrastée de l’économie nationale.

En ce qui concerne l’année 2019, celle-ci devrait connaitre la poursuite de l’atonie du rythme de la croissance. Cependant, les prévisions du CMC sont un peu plus optimistes que celles de BAM, puisque le taux de croissance estimé par le CMC est de 3,6%, un rythme légèrement plus soutenu que celui projeté pour 2018.

Mais ceci ne doit pas occulter le fait que notre économie souffre de maux structurels liés à la nature de son modèle de croissance qui s’est essoufflé, à la lumière des piètres performances de l’économie nationale ces cinq dernières années, et qui nécessite une refonte de fond, à travers la mise en place d’un certain nombre de ruptures.

F.N.H. : A quel type de ruptures faites-vous allusion ?

T. E. M. : Le changement de modèle de croissance est une priorité pour notre pays. Le modèle de croissance qui a prévalu durant les quinze dernières années est arrivé à ses limites, malgré des réalisations notables et tangibles, notamment en termes de mise à niveau des infrastructures du pays, d’ouverture et de diversification de l’économie.

Ce modèle n’a pas permis l’émergence véritable d’une classe moyenne qui aurait pu jouer le rôle de locomotive grâce à l’amélioration du pouvoir d’achat qui aurait pu impacter fortement les composantes de la demande, à travers notamment la consommation des ménages. Ce modèle a certes pu lutter contre la pauvreté extrême et la vulnérabilité, mais il n’a pas pu éradiquer les inégalités sociales et territoriales qui deviennent intolérables dans notre pays. Les fortes contestations sociales dans le Rif et à Jerada sont là pour nous le rappeler.

De plus, ce modèle a causé un certain nombre de déséquilibres au niveau des finances publiques (creusement des déficits jumeaux, celui du Trésor et du compte courant de la balance des paiements) et une explosion de la dette publique qui dépasse aujourd’hui les 80% du PIB. Ce modèle de croissance a permis à une minorité de continuer à concentrer l’essentiel des richesses entre ses mains et n’a de ce fait pas favorisé un réel partage des fruits de la croissance. C’est même le contraire. Les disparités en termes de revenus entre catégories sociales et entre territoires n’ont fait que se creuser ces 10-15 dernières années. Il suffit de regarder la répartition en matière de dépenses des ménages et l’indice de Gini qui stagne autour de 0,40 depuis 15 ans.

Sur le plan social, la période a été marquée par une recrudescence dangereuse du chômage, et celui des jeunes en particulier dont le taux dépasse les 40% en milieu urbain pour la catégorie des 15-24 ans. Au final, ce modèle de croissance s’est révélé peu performant en termes de modernisation de notre tissu industriel national, d’amélioration de sa compétitivité et productivité notamment, générateur de fortes inégalités et faiblement inclusif et injuste. Aussi, afin de sortir de l’impasse dans laquelle se trouve notre économie, le nouveau modèle doit s’inscrire dans une logique de rupture à tous points de vue.

Les objectifs qu’il doit se fixer sont, d’une part, augmenter de manière significative le rythme de croissance à des niveaux dépassant le seuil des 6% d’ici 2025 afin de permettre à notre économie de créer véritablement les conditions du décollage tant attendu. Le second objectif est de booster la compétitivité des PME, et surtout des TPE, et d’augmenter le volume des exportations. Le 3ème objectif est de générer des emplois de qualité et en nombre suffisant et d’améliorer le pouvoir d’achat des ménages à travers une politique active de revenus. Enfin, le dernier objectif doit être de lutter contre les inégalités sociales et territoriales qui menacent la cohésion de notre pays.

F.N.H. : Quels seraient alors, selon vous, les contours du nouveau modèle de croissance auquel le Souverain a fait allusion dans ses derniers discours ?

T. E. M. : A mon sens, ce modèle de croissance doit prendre en considération 3 grands volets.

Le premier volet est la nécessité de mettre en place ce que j’appellerai une «Loi Croissance». Celle-ci doit consister tout d’abord à réaliser un «choc de simplification réglementaire» afin de faciliter la vie des entreprises, surtout celles en phase de création ou de croissance. Cela passe par une amélioration et un assainissement de l’environnement des affaires, la mise en place d’instances de régulation publique afin de fixer les règles du jeu devant régir le fonctionnement de l’économie de marché pour éviter tous types d’abus, et un certain nombre de réformes réglementaires et institutionnelles (mise en place de la Charte d’investissement et d’une Charte nationale pour la PME-TPE, fusion des CRI et de l’AMDIE avec une déclinaison territoriale, etc.).

Le second élément de cette Loi est la réforme fiscale qui doit avoir comme objectifs de booster la compétitivité des PME-TPE (et non celles des grands groupes, comme c’est le cas actuellement) et de soutenir le pouvoir d’achat des ménages.

Le 3ème élément est la mise en place d’instruments de financement de l’économie qui soient innovants et novateurs et au plus proches des besoins de financement des TPME, dans les territoires notamment. A ce titre, la création d’une Banque publique d’investissement (BPI) à vocation régionale, à l’instar de ce qui se fait en Allemagne ou plus récemment en France, est une idée à creuser. Au même titre que d’autres instruments de financement tels que le crowdfunding, les fonds d’amorçage et de capital-risque, les businessangels, etc. La loi marocaine est très en retard à ce niveau, au regard des énormes besoins de financement des entreprises.

Les autres éléments constitutifs de cette Loi Croissance sont la mise en place d’un pacte de compétitivité des PME à «fort potentiel», surtout celles qui ont une vocation ou un désir d’exporter à l’international, à travers des mesures spécifiques ; et surtout la réforme et la modernisation de l’administration. Le second axe de ce nouveau modèle est relatif aux politiques sectorielles, avec une réadaptation/réajustement de celles existantes déjà (l’industrie, le tourisme, l’économie de la mer…), l’exploration de nouveaux gisements de croissance dans de nouveaux secteurs (économie numérique, énergies renouvelables …), et le développement de services dans l’économie sociale et solidaire notamment (industrie culturelle, éducation, santé …) où le Maroc dispose d’atouts non négligeables.

Les enjeux de ces politiques sectorielles sont,d’une part, la redéfinition du rôle de l’Etat qui doit pratiquer ce que j’appellerai un «interventionnisme intelligent», en étant à la fois un arbitre implacable et rigoureux et en même temps stratège dans la définition et l’accompagnement de la mise en œuvre des différentes stratégies sectorielles dont nous avons parlé précédemment. A ce titre, la création d’une entité de coordination et de pilotage de ces politiques publiques (une sorte de méga ministère du Plan tel qu’il existe dans nombre de pays asiatiques) sera de nature à rendre plus opérantes et efficaces ces politiques. Enfin, tout cela doit se faire dans le cadre de la régionalisation et l’identification des vocations régionales en fonction des dotations en facteurs de chacune des 12 régions du pays, selon le nouveau découpage en vigueur.

A titre d’exemple, si le Maroc parvient d’ici 2025 à développer le secteur de l’économie numérique en tirant notamment profit des opportunités émanant de l’intelligence artificielle et de l’Open data, en devenant un producteur de contenus numériques et pas uniquement un consommateur ; ce secteur pourra contribuer à 5% du PIB d’ici 2025, avec tout ce que cela implique comme création d’emplois.

De la même manière, si le Maroc réussit à négocier intelligemment sa transition énergétique, le secteur des énergies renouvelables peut représenter jusqu’à 5% du PIB. S’agissant ensuite du secteur industriel, tout l’enjeu sera de donner une déclinaison régionale et territoriale au PAI notamment, à travers, entre autres choses, la création de zones franches régionales pour attirer les investisseurs nationaux et étrangers.

L’autre enjeu sera la montée en gamme de l’offre de production et une meilleure intégration des PME exportatrices marocaines dans les chaines de valeur mondiales (CDVM), surtout celles opérant dans les métiers mondiaux du Maroc (MMM).

Enfin, le secteur agricole ne doit pas être en reste. A ce titre, le chef de l’Etat a demandé au ministre de l’Agriculture de présenter une nouvelle stratégie agricole, avec comme objectif principal la création d’une classe moyenne rurale.

Le dernier axe de ce modèle de croissance est relatif à la mise en place d’une véritable politique de l’innovation et de la recherche et développement qui fait encore largement défaut dans notre pays ; et le développement de l’entrepreneuriat, des jeunes notamment, comme vecteur de création d’emplois.

Ce modèle, pris de manière holistique, va certes générer des dépenses supplémentaires substantielles pour le budget de l’Etat. Ce surcroît de dépenses pourra être en partie comblé par les recettes générées par la réforme de la fiscalité - dont certains estiment le surplus de recettes à environ 20 milliards de DH/an - et l’implication du secteur privé à travers des montages financiers basés sur les partenariats public-privé (PPP) notamment.

La mise en œuvre de ce modèle devrait hisser le taux de croissance à des seuils de 6-6,5%/an, un taux de chômage autour de 7,5%, la création d’environ 150.000 à 200.000 emplois par an; sans oublier l’impact positif sur le pouvoir d’achat des ménages (à travers une augmentation des revenus), le volume des exportations et l’investissement global.

F.N.H. : Vous avez évoqué la réforme de la fiscalité. Les Assises de la fiscalité se tiendront justement en mai 2019. Quelles sont, selon vous, les thématiques à mettre sur la table ?

T. E. M. : La politique fiscale est un élément fondateur de la construction démocratique d’un pays. Nous pouvons affirmer que la maturité démocratique d’un pays est corrélée à celle de sa politique fiscale. Un régime politique démocratique est interdépendant avec une fiscalité juste et équitable. Or, force est de constater que la pression fiscale au Maroc est très inéquitable : environ 11% en moyenne sur la consommation ; 16% sur le capital, et 35% sur le travail.

La réforme de la fiscalité est un chantier très vaste qui demande des analyses suffisamment approfondies avant d’aboutir à des conclusions définitives et de portée pratique. Les mesures proposées ci-dessous en matière fiscale partent cependant du constat assez largement partagé que le niveau d’imposition actuel est assez pénalisant pour les ménages, les entreprises et les investisseurs.

Les prélèvements au titre de la fiscalité rapportés au PIB atteignent actuellement un niveau comparativement à la moyenne de la région, soit 23%. Si l’on inclut les cotisations sociales et les autres contributions similaires, le montant total des prélèvements obligatoires dépasse 30% du PIB et se compare pratiquement aux taux observés dans certains pays de l’UE. La fiscalité considérée selon les facteurs de production ou la nature des emplois (capital, travail, consommation, investissement etc.) fait par ailleurs apparaître d’importants déséquilibres, sources d’inefficacité et d’iniquité.

Les propositions d’allègement et de restructuration du système fiscal trouvent dans ces constats leur pleine justification. Il importe maintenant de déterminer le rythme de l’allègement préconisé et la nature des restructurations à apporter à l’ensemble du système dans le but d’en améliorer le rendement tout en lui assurant la neutralité, l’équité et l’efficacité.

F.N.H. : Quelles sont vos propositions en la matière ?

T. E. M. : S’agissant tout d’abord de l’impôt sur le revenu (IR), qui doit être allégé pour les classes sociales les plus démunies et les classes moyennes, les recettes s’élèvent actuellement à près de 37 milliards de DH prélevés sur plus de 4 millions de contribuables (cf. rapport du CESE sur la fiscalité). Ces recettes représentent près de 3,7% du PIB et grèvent le revenu disponible et le pouvoir d’achat des ménages. Aussi, le réajustement à la baisse de la structure de cet impôt est de nature à soutenir les revenus des ménages et stimuler l’activité à travers la demande.

S’agissant ensuite de l’impôt sur les sociétés (IS), les recettes au titre de cet impôt ont dépassé les 50 milliards de DH au titre de l’année 2017, ce qui représente plus de 5% du PIB. Cet impôt grève la compétitivité et les ressources des entreprises, dont une partie du moins pouvant être orientées vers l’investissement. Aussi, en dépit des modifications apportées dans les Lois de Finances 2018 et 2019, à savoir l’introduction de la progressivité, la charge moyenne de cet impôt demeure assez élevée, notamment en ce qui concerne le taux marginal.

S’agissant enfin de la restructuration de la TVA, un large consensus s’est dégagé depuis plusieurs années, sur la nécessité de restructurer la TVA en deux taux. Le taux normal fixé à 20% s’avère cependant très pénalisant pour l’entreprise et l’investissement, dans la mesure où il pèse sur le pouvoir d’achat et la demande potentielle. D’où la nécessité de procéder, dans le cadre d’une approche compétitive de la fiscalité, à un réajustement à la baisse des taux de cet impôt indirect. Dans ce contexte, la nécessité d’une réforme fiscale qui soit équitable, juste et redistributive est fortement attendue à travers notamment la chasse aux niches fiscales, la refonte des systèmes dérogatoires, la baisse de l’imposition sur les sociétés et sur les revenus et la restructuration de la TVA.

S’agissant tout d’abord de la réforme de la TVA, il est préconisé de simplifier et restructurer celle-ci autour de 2 taux : 15% (taux normal); 7% (taux réduit). En effet, le taux pratiqué de 20% sur un grand nombre de produits de consommation est particulièrement injuste pour les consommateurs et disqualifiant pour les entreprises opérant dans la légalité.

S’agissant de la fiscalité sur les sociétés, un certain nombre de mesures doivent être entreprises, à savoir la progressivité de l’IS en fonction du bénéfice fiscal des firmes (réforme déjà introduite dans la LF 2018 et 2019) et surtout révision des intervalles d’imposition afin d’alléger la fiscalité sur les PME, notamment autour d’un taux unique de 25%.

S’agissant ensuite de la fiscalité sur les revenus, les mesures suivantes peuvent être envisagées :

• Taxer davantage les hauts revenus (intégrer une tranche de revenus supplémentaire) et baisser l’imposition sur les classes moyennes à travers un élargissement des intervalles et leur indexation sur l’inflation ;

• Déduire de l’assiette imposable des personnes physiques soumises à l’IR (revenus professionnels notamment) certaines charges qu’elles supportent (ex: frais de scolarité, de repas etc.) et élargir la déductibilité pour personnes à charge aux ascendants et collatéraux à charge (frères et sœurs);

• Relever progressivement le seuil d’exonération de l’IR de 2.500 DH à 4.000 DH/mois.

L’équité fiscale passe également par la mise en place d’une fiscalité qui lutte efficacement contre la spéculation, à travers notamment un impôt de solidarité sur le patrimoine non productif, qui se substitue à la taxe sur les terrains urbains non bâtis, avec des taux progressifs dans le temps. Et cela afin d’encourager la mobilisation du foncier nécessaire aux investissements.

D’autres réformes sont à envisager également, telles que l’accélération de la mise en place de la fiscalité agricole, conformément aux recommandations des dernières Assises de la fiscalité, ainsi que la  refonte totale des mesures dérogatoires et la réorientation des (dépenses) exonérations fiscales   (qui coûtent à l’Etat pas moins de 35 milliards de DH pour un impact plutôt limité) vers les secteurs d’avenir à fort potentiel de croissance et de création d’emplois (énergies renouvelables, MMM…).

Selon plusieurs estimations, l’ensemble de ces réformes prises concomitamment pourraient générer un surplus de recettes budgétaires pour l’Etat d’au moins 20 milliards de DH par an et générer 1/1,5 point de croissance supplémentaire par année.