Finances
News Hebdo : La croissance économique connaitrait un ralentissement en 2018 Ã
3,3% après 4,1% en 2017. Selon BAM, la croissance nationale reviendrait à 3,1%
en 2019, soit un peu moins que le taux de croissance de 2018 (3,3%). Quel est
votre jugement sur la dynamique économique de ces deux années 2018 et 2019 ?
Tarik El Malki : En effet, vous avez
raison de souligner le caractère atone du profil de croissance pour l’année
2018. Concernant les orientations des principaux indicateurs de l’économie
nationale, les prévisions retenues s’inscrivent dans le cadre d’un scénario
moyen qui n’augure pas de la reprise d’un cycle ascendant en termes de
croissance. Aussi, selon les prévisions du Centre marocain de conjoncture
(CMC), le PIB afficherait au terme de l’année 2018 un taux d’accroissement
d’environ 3,3%, ce qui marque une décélération par rapport à la progression de
4,1% de 2017. Au final, on peut dire que l’année 2018 se caractérise par une
performance contrastée de l’économie nationale.
En ce qui concerne l’année 2019,
celle-ci devrait connaitre la poursuite de l’atonie du rythme de la croissance.
Cependant, les prévisions du CMC sont un peu plus optimistes que celles de BAM,
puisque le taux de croissance estimé par le CMC est de 3,6%, un rythme
légèrement plus soutenu que celui projeté pour 2018.
Mais ceci ne doit pas occulter le
fait que notre économie souffre de maux structurels liés à la nature de son
modèle de croissance qui s’est essoufflé, à la lumière des piètres performances
de l’économie nationale ces cinq dernières années, et qui nécessite une refonte
de fond, à travers la mise en place d’un certain nombre de ruptures.
F.N.H.
: A quel type de ruptures faites-vous allusion ?
T. E. M. : Le changement de modèle
de croissance est une priorité pour notre pays. Le modèle de croissance qui a
prévalu durant les quinze dernières années est arrivé à ses limites, malgré des
réalisations notables et tangibles, notamment en termes de mise à niveau des
infrastructures du pays, d’ouverture et de diversification de l’économie.
Ce modèle n’a pas permis l’émergence véritable d’une classe moyenne qui aurait pu jouer le rôle de locomotive grâce à l’amélioration du pouvoir d’achat qui aurait pu impacter fortement les composantes de la demande, à travers notamment la consommation des ménages. Ce modèle a certes pu lutter contre la pauvreté extrême et la vulnérabilité, mais il n’a pas pu éradiquer les inégalités sociales et territoriales qui deviennent intolérables dans notre pays. Les fortes contestations sociales dans le Rif et à Jerada sont là pour nous le rappeler.
De plus, ce modèle a causé un
certain nombre de déséquilibres au niveau des finances publiques (creusement
des déficits jumeaux, celui du Trésor et du compte courant de la balance des
paiements) et une explosion de la dette publique qui dépasse aujourd’hui les
80% du PIB. Ce modèle de croissance a permis à une minorité de continuer Ã
concentrer l’essentiel des richesses entre ses mains et n’a de ce fait pas
favorisé un réel partage des fruits de la croissance. C’est même le contraire.
Les disparités en termes de revenus entre catégories sociales et entre
territoires n’ont fait que se creuser ces 10-15 dernières années. Il suffit de
regarder la répartition en matière de dépenses des ménages et l’indice de Gini
qui stagne autour de 0,40 depuis 15 ans.
Sur le plan social, la période a été
marquée par une recrudescence dangereuse du chômage, et celui des jeunes en
particulier dont le taux dépasse les 40% en milieu urbain pour la catégorie des
15-24 ans. Au final, ce modèle de croissance s’est révélé peu performant en
termes de modernisation de notre tissu industriel national, d’amélioration de
sa compétitivité et productivité notamment, générateur de fortes inégalités et
faiblement inclusif et injuste. Aussi, afin de sortir de l’impasse dans
laquelle se trouve notre économie, le nouveau modèle doit s’inscrire dans une
logique de rupture à tous points de vue.
Les objectifs qu’il doit se fixer
sont, d’une part, augmenter de manière significative le rythme de croissance Ã
des niveaux dépassant le seuil des 6% d’ici 2025 afin de permettre à notre
économie de créer véritablement les conditions du décollage tant attendu. Le
second objectif est de booster la compétitivité des PME, et surtout des TPE, et
d’augmenter le volume des exportations. Le 3ème objectif est de générer des
emplois de qualité et en nombre suffisant et d’améliorer le pouvoir d’achat des
ménages à travers une politique active de revenus. Enfin, le dernier objectif
doit être de lutter contre les inégalités sociales et territoriales qui
menacent la cohésion de notre pays.
F.N.H.
: Quels seraient alors, selon vous, les contours du nouveau modèle de
croissance auquel le Souverain a fait allusion dans ses derniers discours ?
T. E. M. : A mon sens, ce modèle de
croissance doit prendre en considération 3 grands volets.
Le premier volet est la nécessité de
mettre en place ce que j’appellerai une «Loi Croissance». Celle-ci doit
consister tout d’abord à réaliser un «choc de simplification réglementaire»
afin de faciliter la vie des entreprises, surtout celles en phase de création
ou de croissance. Cela passe par une amélioration et un assainissement de
l’environnement des affaires, la mise en place d’instances de régulation
publique afin de fixer les règles du jeu devant régir le fonctionnement de
l’économie de marché pour éviter tous types d’abus, et un certain nombre de
réformes réglementaires et institutionnelles (mise en place de la Charte
d’investissement et d’une Charte nationale pour la PME-TPE, fusion des CRI et
de l’AMDIE avec une déclinaison territoriale, etc.).
Le second élément de cette Loi est
la réforme fiscale qui doit avoir comme objectifs de booster la compétitivité
des PME-TPE (et non celles des grands groupes, comme c’est le cas actuellement)
et de soutenir le pouvoir d’achat des ménages.
Le 3ème élément est la mise en place
d’instruments de financement de l’économie qui soient innovants et novateurs et
au plus proches des besoins de financement des TPME, dans les territoires
notamment. A ce titre, la création d’une Banque publique d’investissement (BPI)
à vocation régionale, à l’instar de ce qui se fait en Allemagne ou plus
récemment en France, est une idée à creuser. Au même titre que d’autres
instruments de financement tels que le crowdfunding, les fonds d’amorçage et de
capital-risque, les businessangels, etc. La loi marocaine est très en retard Ã
ce niveau, au regard des énormes besoins de financement des entreprises.
Les autres éléments constitutifs de
cette Loi Croissance sont la mise en place d’un pacte de compétitivité des PME
à «fort potentiel», surtout celles qui ont une vocation ou un désir d’exporter
à l’international, à travers des mesures spécifiques ; et surtout la réforme et
la modernisation de l’administration. Le second axe de ce nouveau modèle est
relatif aux politiques sectorielles, avec une réadaptation/réajustement de
celles existantes déjà (l’industrie, le tourisme, l’économie de la mer…),
l’exploration de nouveaux gisements de croissance dans de nouveaux secteurs
(économie numérique, énergies renouvelables …), et le développement de services
dans l’économie sociale et solidaire notamment (industrie culturelle,
éducation, santé …) où le Maroc dispose d’atouts non négligeables.
Les enjeux de ces politiques
sectorielles sont,d’une part, la redéfinition du rôle de l’Etat qui doit
pratiquer ce que j’appellerai un «interventionnisme intelligent», en étant à la
fois un arbitre implacable et rigoureux et en même temps stratège dans la
définition et l’accompagnement de la mise en œuvre des différentes stratégies
sectorielles dont nous avons parlé précédemment. A ce titre, la création d’une
entité de coordination et de pilotage de ces politiques publiques (une sorte de
méga ministère du Plan tel qu’il existe dans nombre de pays asiatiques) sera de
nature à rendre plus opérantes et efficaces ces politiques. Enfin, tout cela
doit se faire dans le cadre de la régionalisation et l’identification des
vocations régionales en fonction des dotations en facteurs de chacune des 12
régions du pays, selon le nouveau découpage en vigueur.
A titre d’exemple, si le Maroc
parvient d’ici 2025 à développer le secteur de l’économie numérique en tirant
notamment profit des opportunités émanant de l’intelligence artificielle et de
l’Open data, en devenant un producteur de contenus numériques et pas uniquement
un consommateur ; ce secteur pourra contribuer à 5% du PIB d’ici 2025,
avec tout ce que cela implique comme création d’emplois.
De la même manière, si le Maroc
réussit à négocier intelligemment sa transition énergétique, le secteur des
énergies renouvelables peut représenter jusqu’à 5% du PIB. S’agissant ensuite
du secteur industriel, tout l’enjeu sera de donner une déclinaison régionale et
territoriale au PAI notamment, à travers, entre autres choses, la création de
zones franches régionales pour attirer les investisseurs nationaux et
étrangers.
L’autre enjeu sera la montée en
gamme de l’offre de production et une meilleure intégration des PME
exportatrices marocaines dans les chaines de valeur mondiales (CDVM), surtout
celles opérant dans les métiers mondiaux du Maroc (MMM).
Enfin, le secteur agricole ne doit pas être en reste. A ce titre, le chef de l’Etat a demandé au ministre de l’Agriculture de présenter une nouvelle stratégie agricole, avec comme objectif principal la création d’une classe moyenne rurale.
Le dernier axe de ce modèle de
croissance est relatif à la mise en place d’une véritable politique de
l’innovation et de la recherche et développement qui fait encore largement
défaut dans notre pays ; et le développement de l’entrepreneuriat, des
jeunes notamment, comme vecteur de création d’emplois.
Ce modèle, pris de manière
holistique, va certes générer des dépenses supplémentaires substantielles pour
le budget de l’Etat. Ce surcroît de dépenses pourra être en partie comblé par
les recettes générées par la réforme de la fiscalité - dont certains estiment
le surplus de recettes à environ 20 milliards de DH/an - et l’implication du
secteur privé à travers des montages financiers basés sur les partenariats
public-privé (PPP) notamment.
La mise en œuvre de ce modèle
devrait hisser le taux de croissance à des seuils de 6-6,5%/an, un taux de
chômage autour de 7,5%, la création d’environ 150.000 à 200.000 emplois par an;
sans oublier l’impact positif sur le pouvoir d’achat des ménages (à travers une
augmentation des revenus), le volume des exportations et l’investissement
global.
F.N.H.
: Vous avez évoqué la réforme de la fiscalité. Les Assises de la fiscalité se
tiendront justement en mai 2019. Quelles sont, selon vous, les thématiques Ã
mettre sur la table ?
T. E. M. : La politique fiscale est
un élément fondateur de la construction démocratique d’un pays. Nous pouvons
affirmer que la maturité démocratique d’un pays est corrélée à celle de sa
politique fiscale. Un régime politique démocratique est interdépendant avec une
fiscalité juste et équitable. Or, force est de constater que la pression
fiscale au Maroc est très inéquitable : environ 11% en moyenne sur la consommation ;
16% sur le capital, et 35% sur le travail.
La réforme de la fiscalité est un
chantier très vaste qui demande des analyses suffisamment approfondies avant
d’aboutir à des conclusions définitives et de portée pratique. Les mesures
proposées ci-dessous en matière fiscale partent cependant du constat assez
largement partagé que le niveau d’imposition actuel est assez pénalisant pour
les ménages, les entreprises et les investisseurs.
Les prélèvements au titre de la
fiscalité rapportés au PIB atteignent actuellement un niveau comparativement Ã
la moyenne de la région, soit 23%. Si l’on inclut les cotisations sociales et
les autres contributions similaires, le montant total des prélèvements
obligatoires dépasse 30% du PIB et se compare pratiquement aux taux observés
dans certains pays de l’UE. La fiscalité considérée selon les facteurs de
production ou la nature des emplois (capital, travail, consommation,
investissement etc.) fait par ailleurs apparaître d’importants déséquilibres,
sources d’inefficacité et d’iniquité.
Les propositions d’allègement et de
restructuration du système fiscal trouvent dans ces constats leur pleine
justification. Il importe maintenant de déterminer le rythme de l’allègement
préconisé et la nature des restructurations à apporter à l’ensemble du système
dans le but d’en améliorer le rendement tout en lui assurant la neutralité,
l’équité et l’efficacité.
F.N.H.
: Quelles sont vos propositions en la matière ?
T. E. M. : S’agissant tout d’abord
de l’impôt sur le revenu (IR), qui doit être allégé pour les classes sociales
les plus démunies et les classes moyennes, les recettes s’élèvent actuellement
à près de 37 milliards de DH prélevés sur plus de 4 millions de contribuables
(cf. rapport du CESE sur la fiscalité). Ces recettes représentent près de 3,7%
du PIB et grèvent le revenu disponible et le pouvoir d’achat des ménages.
Aussi, le réajustement à la baisse de la structure de cet impôt est de nature Ã
soutenir les revenus des ménages et stimuler l’activité à travers la demande.
S’agissant ensuite de l’impôt sur
les sociétés (IS), les recettes au titre de cet impôt ont dépassé les 50
milliards de DH au titre de l’année 2017, ce qui représente plus de 5% du PIB.
Cet impôt grève la compétitivité et les ressources des entreprises, dont une
partie du moins pouvant être orientées vers l’investissement. Aussi, en dépit
des modifications apportées dans les Lois de Finances 2018 et 2019, à savoir
l’introduction de la progressivité, la charge moyenne de cet impôt demeure
assez élevée, notamment en ce qui concerne le taux marginal.
S’agissant enfin de la
restructuration de la TVA, un large consensus s’est dégagé depuis plusieurs
années, sur la nécessité de restructurer la TVA en deux taux. Le taux normal
fixé à 20% s’avère cependant très pénalisant pour l’entreprise et
l’investissement, dans la mesure où il pèse sur le pouvoir d’achat et la
demande potentielle. D’où la nécessité de procéder, dans le cadre d’une
approche compétitive de la fiscalité, à un réajustement à la baisse des taux de
cet impôt indirect. Dans ce contexte, la nécessité d’une réforme fiscale qui
soit équitable, juste et redistributive est fortement attendue à travers
notamment la chasse aux niches fiscales, la refonte des systèmes dérogatoires,
la baisse de l’imposition sur les sociétés et sur les revenus et la
restructuration de la TVA.
S’agissant tout d’abord de la
réforme de la TVA, il est préconisé de simplifier et restructurer celle-ci
autour de 2 taux : 15% (taux normal); 7% (taux réduit). En effet, le taux
pratiqué de 20% sur un grand nombre de produits de consommation est
particulièrement injuste pour les consommateurs et disqualifiant pour les
entreprises opérant dans la légalité.
S’agissant de la fiscalité sur les
sociétés, un certain nombre de mesures doivent être entreprises, à savoir la
progressivité de l’IS en fonction du bénéfice fiscal des firmes (réforme déjÃ
introduite dans la LF 2018 et 2019) et surtout révision des intervalles
d’imposition afin d’alléger la fiscalité sur les PME, notamment autour d’un
taux unique de 25%.
S’agissant ensuite de la fiscalité
sur les revenus, les mesures suivantes peuvent être envisagées :
• Taxer davantage les hauts revenus
(intégrer une tranche de revenus supplémentaire) et baisser l’imposition sur
les classes moyennes à travers un élargissement des intervalles et leur
indexation sur l’inflation ;
• Déduire de l’assiette imposable
des personnes physiques soumises à l’IR (revenus professionnels notamment)
certaines charges qu’elles supportent (ex: frais de scolarité, de repas etc.)
et élargir la déductibilité pour personnes à charge aux ascendants et
collatéraux à charge (frères et sœurs);
• Relever progressivement le seuil
d’exonération de l’IR de 2.500 DH à 4.000 DH/mois.
L’équité fiscale passe également par
la mise en place d’une fiscalité qui lutte efficacement contre la spéculation,
à travers notamment un impôt de solidarité sur le patrimoine non productif, qui
se substitue à la taxe sur les terrains urbains non bâtis, avec des taux
progressifs dans le temps. Et cela afin d’encourager la mobilisation du foncier
nécessaire aux investissements.
D’autres réformes sont à envisager
également, telles que l’accélération de la mise en place de la fiscalité
agricole, conformément aux recommandations des dernières Assises de la
fiscalité, ainsi que la refonte totale
des mesures dérogatoires et la réorientation des (dépenses) exonérations
fiscales  (qui coûtent à l’Etat pas
moins de 35 milliards de DH pour un impact plutôt limité) vers les secteurs
d’avenir à fort potentiel de croissance et de création d’emplois (énergies
renouvelables, MMM…).
Selon plusieurs estimations,
l’ensemble de ces réformes prises concomitamment pourraient générer un surplus
de recettes budgétaires pour l’Etat d’au moins 20 milliards de DH par an et
générer 1/1,5 point de croissance supplémentaire par année.